La jeunesse du docteur Luther

Il ignora toujours la date de sa naissance, mais quelle qu'elle fût, il se rattachait encore au Moyen Age finissant. Ses contemporains s'appelaient Léonard de Vinci, Michel-Ange, Grünewald, Dürer, Bosch, Rabelais, Borgia, Christophe Colomb, Magellan, Ivan le Terrible, Bayard et Henri VIII...
C'est le siècle de Faust, l'un des âges les plus brillants et les plus noirs de l'histoire humaine. Marx y situe la fondation du capitalisme. Le diable se promène sur la terre, répandant la soif de l'or et la passion des découvertes. Le jeune Martin Luther vit de très près cette révolution puisque son père, d'abord simple mineur, fait fortune dans les mines métallifères de Mansfeld, à proximité du mont Brocken où Satan tient ses assises, comme chacun sait. En 1496, écolier voyageur, selon la tradition médiévale, le jeune homme quitte sa ville natale et prend la route de Magdebourg. La Bible, Ésope et Caton sont les trois piliers d'un enseignement pour lequel Luther ne trouvera pas de mots assez durs quand il jugera ses anciens maîtres. Là, comme plus tard à Eisenach, l'écolier doit traditionnellement mendier pour vivre. Mais à Eisenach, ce jeune garçon qui n'avait connu que les coups et la faim, découvre la tendresse féminine et la musique. Ses maîtres d'Erfurt lui inculqueront pourtant que le diable n'a pas de meilleure complice que la femme, et de meilleurs remèdes que le jeûne, la flagellation et la prière.
Et cependant, c'est un autre avatar du démon qui décidera du destin du jeune moine : l'or et l'effroyable corruption qu'il a introduite dans l'Église et jusque dans sa capitale romaine.
Parce qu'il est prêtre lui-même, C.-V. Gheorghiu a su nous faire entrer, comme jamais encore, dans l'âme tourmentée d'un homme de Dieu sortant de l'ombre sainte du Moyen Age et débouchant sur le tumulte de la Renaissance. Mais parce qu'il est le puissant romancier de La Vingt-cinquième heure et des Immortels d'Agapia, il a su évoquer somptueusement ce siècle de Faust où l'or, le sang et les idées bouillonnent comme dans un chaudron de sorcière.